Dans un contexte où l’incertitude domine, nombre de dirigeants aimeraient certainement pouvoir prendre rapidement la meilleure décision pour leur entreprise, de manière éclairée, sans se laisser atteindre par leurs propres doutes, leur stress ou leurs émotions parfois contradictoires. Ils apprécieraient probablement que ces décisions soient ensuite rapidement acceptées par les différentes parties prenantes, qui en comprendraient instantanément la logique et les appliqueraient sans se poser de questions, qu’il s’agisse par exemple d’un repositionnement stratégique du plan d’affaires ou encore de l’implantation d’un mode de travail hybride.
En résumé, tout serait tellement plus simple s’il était possible de garder en tout temps la tête froide.
Le premier réflexe pour y arriver pourrait être de vouloir refouler ses émotions, ce stress qu’on ne juge pas favorable à la bonne conduite de notre entreprise. En effet, pourrait-on se dire, si je ne suis pas capable de me contrôler, comment réussirai-je à garder les idées claires pour guider mes équipes dans la tempête ? Comment arriverai-je à démontrer que je suis un bon capitaine qui contrôle la situation et sait où il va ?
Et si l’on se permettait de regarder les émotions et les doutes autrement, de les voir comme un levier pour notre entreprise plutôt que comme un obstacle ou une menace à la bonne marche de son entreprise ?
D’autant que de nombreuses études et recherches ont démontré que notre côté émotionnel était à la base de toute décision plus rationnelle, chaque décision que nous prenons étant un mélange d’émotions, d’intuition et de raison (voir plus de détails ci-dessous).
Il est impossible de se détacher complètement de ses émotions puisque c’est par elles que tout commence, y compris au travail. Cette affirmation semble pourtant aller à l’encontre d’autres affirmations que l’on entend depuis des années dans les entreprises :
Les émotions n’ont pas leur place au travail ;
Un bon gestionnaire ne laisse pas paraître ses émotions ;
Nous perdons notre temps si nous devons tenir compte des états d’âme de chacun…
Ces attitudes visent pourtant à renier fondamentalement une partie de qui nous sommes, à savoir des êtres de sensations, de sentiments, d’émotions.
Mais avant de voir comment les émotions peuvent agir comme leviers dans les entreprises, revenons un peu en arrière pour comprendre pourquoi nous en sommes arrivés à cacher notre nature humaine en entreprise.
I– Il était une fois les émotions
Dans son article « L’émotion et la prise de décision »[1], Delphine Van Hoorebeke décrit parfaitement cette évolution : d’une pensée logique et rationnelle, nous sommes progressivement revenus à une approche plus sensible et sensorielle. Non pas pour suivre un effet de mode, mais bien parce que l’étude de la biologie et des neurosciences a démontré qu’il ne pouvait en être autrement.
La prise de décisions est le résultat d’un processus neurobiologique complexe impliquant les émotions.
On pense à tort que le cerveau est un organe purement rationnel et raisonnable, mais celui-ci s’appuie notamment sur les émotions pour décider. Par exemple, quand nous percevons un danger, un des premiers signaux qui nous vient passe par une émotion, telle que la peur ou la colère, pour nous avertir que quelque chose se passe autour de nous et que nous allons devoir réagir pour gérer cet événement. L’émotion amène une conscience d’une réalité afin d’amener ensuite une décision.
Une fois que nous comprenons la place et l’importance des émotions dans notre vie, une première réaction pourrait être d’en avoir peur et de pas trop savoir quoi en faire ni comprendre comment elles pourront être utiles dans le quotidien de notre entreprise, et donc de revenir à la posture qui consiste à refouler nos propres émotions et à nier celles des autres.
Nous vous proposons donc d’explorer trois avenues pour vous servir à bon escient des émotions dans le cadre de votre stratégie générale ou d’activités.
II– Les émotions comme levier d’alignement stratégique
Positives ou négatives, les émotions ont le pouvoir de nous faire vibrer.
Ce sont elles qui nous poussent à nous révolter ou à nous unir autour d’une cause qui nous tient à cœur. Pensez à la dernière fois où vous avez senti des ailes vous soulever pour accomplir telle action ou soutenir telle cause. Dans ces moments-là, peu de choses nous semblent impossibles.
En entreprise, les mêmes mécanismes se produisent : nous pouvons être tour à tour moteur de résistance ou de changement, moteur de découragement ou de motivation. Les dirigeants disposent d’un outil puissant pour amener leurs employés à vibrer positivement et à se dépasser : leur raison d’être ou leur vision d’entreprise.
Les organisations à but non lucratif l’ont d’ailleurs bien démontré : les gros salaires et les bonnes conditions salariales ne sont pas les plus grandes sources de mobilisation. Quand les employés croient à l’utilité de leur organisation et trouvent que celle-ci leur donne le sentiment de changer quelque chose, ils peuvent déplacer des montagnes.
C’est probablement pour cette raison que l’on voit de plus en plus d’entreprises devenir ce que l’on appelle des entreprises à mission, où l’objectif n’est pas seulement d’être le leader ou le meilleur dans son domaine, mais de faire une différence dans leur communauté.
Certes, il peut s’agir de mesures de façade. Mais bien pensée, une vision claire et inspirante, capable de susciter des émotions positives, a plus de chances d’entraîner l’adhésion de chacun autour d’un intérêt commun. Et une fois l’objectif inspirant partagé, il est plus facile de prendre des décisions cohérentes au quotidien. C’est une des étapes clés de l’alignement stratégique de son entreprise.
III– Les émotions comme levier de cohésion d’équipe
Qui n’a pas eu la boule au ventre en se rendant au travail un lundi matin et en pensant aux relations difficiles avec son gestionnaire ou un de ses collègues ? Cela nous est tous arrivé. Laisser ses peurs, ses émotions à l’entrée lorsque l’on franchit la porte du bureau est mission impossible.
Même en sachant cela, il n’est pas toujours aisé de savoir quoi faire avec ses émotions. Or, une bonne intelligence émotionnelle est une des clés pour arriver à les gérer. Elle a non seulement un impact positif pour nous-mêmes (savoir quoi faire avec notre peur ou notre colère quand elles surviennent pour éviter de ruminer pendant des semaines, voire des mois), mais également dans nos relations avec les autres.
Quand nous sommes capables de comprendre rapidement ce qui nous dérange ou nous enthousiasme, de mettre des mots sur les sources de désaccord et de les partager sans agressivité, il s’en suit une capacité accrue à communiquer et à travailler en équipe.
À partir de là, les points de vue divergents ne sont plus nécessairement perçus comme des menaces, mais comme des occasions de changer de perspectives et donc de bonifier une prise de décision.
Les émotions sont une source de bien-être non seulement personnel, mais aussi collectif, qui viendront soutenir une performance durable dans les équipes.
IV– Les émotions comme levier d’innovation
Enfin, les émotions peuvent être utiles pour permettre à notre entreprise d’innover.
Innover ne signifie pas obligatoirement transformer du tout au tout son entreprise. Innover, c’est aussi progresser, s’adapter, évoluer. Pour innover, il faut être prêt à apprendre de ses erreurs et de ses succès afin de décider si l’on continue à l’identique ou non. C’est ce qu’on appelle également une culture d’apprentissage. Or, devenir une organisation apprenante ne se décide pas du jour au lendemain. Outre le développement de l’intelligence émotionnelle, les dirigeants doivent miser sur des milieux de travail positifs et stimulants.
Inspirons-nous des recherches sur les conditions favorables à l’apprentissage des enfants[2] pour tenter un parallèle avec le monde du travail. Plus un milieu valorise et favorise des actions et activités qui suscitent des émotions positives (ex. : la joie[3], l’espoir, la fierté…), meilleurs sont les apprentissages et l’acquisition de nouvelles connaissances et façons de faire.
Est-ce à dire une nouvelle fois qu’il faut éviter les émotions négatives ? Au contraire, cela signifie deux choses :
Quand une décision ou un enjeu provoque de la frustration, de la colère, de la déception, assurez-vous de créer des espaces pour que ces émotions s’expriment de manière constructive ;
Au quotidien, assurez-vous de bien connaître vos équipes et ce qui les motive pour miser sur leurs talents et sur ce qui les allume afin de créer des émotions positives qui faciliteront la transition vers une organisation apprenante.
Conclusion
D’un point de vue scientifique, nier les émotions revient à nier la nature profonde des humains, à savoir leur côté sensible. En reconnaissant leur existence dans les milieux de travail et en mettant en place des mesures individuelles et collectives qui visent leur bonne utilisation, les entreprises auront un atout supplémentaire pour prendre de bonnes décisions stratégiques.
Sources
[1] Delphine VAN HOOREBEKE, « L’émotion et la prise de décision », Revue française de gestion, 2008, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2008-2-page-33.htm, page consultée le 27 avril 2021.
[2] Solange DENERVAUD, Martina FRANCHINI, Edouard GENTAZ et David SANDER, « Les émotions au coeur des processus d’apprentissage », Revue suisse de pédagogie spécialisée, 2017, https://www.csps.ch/bausteine.net/f/51752/Denervaud_Franchini_Gentaz_Sander_170420.pdf, page consultée le 27 avril 2021.
[3]Sylvie GAMET, « Nos émotions seraient-elles des moteurs d’innovation ? », Forbes, 15 juin 2020, https://www.forbes.fr/management/nos-emotions-seraient-elles-des-moteurs-dinnovation/, page consultée le 27 avril 2021.